ANNÉES 8 à 12 / DURÉE SUGGÉRÉE = Cinq classes de 60 minutes
« On ne peut rien faire pour changer le passé. Mais on peut tout faire pour changer l’avenir. »*
Timea Nagy vient de commencer à faire le récit de ce qu’elle a vécu à Toronto dans les années 1990, à raconter son histoire de prostitution forcée. Elle demande alors aux personnes dans la salle de lever la main si elles ont déjà vu une victime de la traite de personnes.
Deux ou trois mains se lèvent. À la fin de son récit, il y en aura près d’une quinzaine.
Au fond de la salle, un policier à la carrure imposante est assis, les épaules voutées. Il lève la main au début et à la fin, mais sans jamais la regarder dans les yeux.
Après l’exposé, il s’approche finalement d’elle. Il pleure. Et ce qu’il lui a dit à ce moment-là lui donne encore des frissons aujourd’hui.
« Je vous ai vue. Pendant trois mois. Vous étiez dans un hôtel et moi, j’enquêtais sur une affaire de drogues. Nous étions postés, mon équipe et moi, devant votre hôtel pour surveiller les allées et venues. Et je vous ai vue… Je vous ai vue entrer et sortir, entrer et sortir, entrer et sortir. Je vous ai vue. »
« Et je ne me suis douté de rien. »
Timea Nagy a grandi dans une Hongrie communiste où les valeurs étaient strictes. Enfant, elle était déjà une « bonne fille ». On lui avait appris à ne pas voler, à ne pas mentir et à ne faire de mal à personne. À l’âge de 7 ans, elle a commencé à se porter à la défense de l’environnement et des personnes vulnérables.
À 20 ans, à court d’argent, elle a accepté de venir au Canada sur une « invitation » à travailler comme aide domestique ou gardienne d’enfants pendant l’été. Au lieu de cela, elle s’est vue contrainte à travailler comme stripteaseuse et prostituée pour le profit de quelqu’un d’autre.
Quelle menace ont brandie ses ravisseurs? « Tu travailles et tu restes en vie, ou tu fuis et tu meurs. »
Finalement, trois mois plus tard, des amis au Canada, de même que ses souvenirs de la Hongrie, l’ont aidée à s’échapper.
« Le fait de savoir que j’étais quelqu’un parce que j’avais un passé et que je comptais pour quelqu’un est ce qui m’a aidée à m’en sortir. »
Timea Nagy est retournée en Hongrie. Constatant que sa famille avait des doutes sur son histoire et qu’elle avait honte d’elle, Timea a finalement décidé de revenir au Canada.
Pendant les dix années qui ont suivi, elle n’a raconté son histoire qu’à une seule personne : à « son » agent de police, celui qui a porté des accusations contre ses souteneurs.
« Je croyais avoir obtenu toute la justice que je pouvais souhaiter. Quelqu’un me croyait. Je n’étais pas folle. Il me croyait et il croyait en moi. »
Elle ne savait pas, avant de raconter son histoire publiquement pour la première fois dix ans plus tard, que le récit de son expérience serait aussi thérapeutique.
« Je suis capable d’entrer dans le cœur des gens au lieu d’entrer dans leur esprit… Lorsqu’on leur ouvre l’esprit, ils veulent trouver un moyen d’investiguer. Mais lorsqu’on leur ouvre le cœur… ils cherchent tous les moyens d’aider à éradiquer le mal. »
C’est ainsi que son travail a débuté. Elle s’est adressée à la police et à la population aux quatre coins de l’Amérique du Nord. Elle s’est rendue dans des postes de police afin d’offrir ses conseils à des travailleuses du sexe. En 2009, elle a créé Walk With Me, une organisation située à Hamilton (Ontario) qui procure un soutien de première ligne aux victimes de la traite de personnes.
Peu importe le moment où son téléphone sonne, Timea Nagy répond. Son organisation était en activité depuis deux ans lorsqu’un soir, tard, la sonnerie familière a retenti.
Une femme de 21 ans, qui se cachait avec ses enfants dans un refuge, était au bout du fil. Timea a modifié des détails de son histoire afin de protéger son identité.
À l’âge de 14 ans, cette femme avait été vendue par ses oncles à un homme qui vivait au Canada et qui allait devenir son mari. Une fois arrivée au Canada, elle était devenue esclave et avait été enfermée dans un sous-sol et violentée quotidiennement.
« Je ne veux plus être traitée en esclave, disait-elle en pleurant. Je ne veux plus vivre dans un sous-sol. »
« S’il vous plait, sauvez ma famille. »
Son mari l’avait menacée de tuer sa famille au Moyen-Orient si elle n’était pas de retour à la maison dans les huit heures suivantes.
« Je ne peux rien vous promettre, lui a dit Timea, mais je raccroche tout de suite et je vais faire tout ce que je peux. »
Timea et la bénévole qui l’épaulait ont passé des heures au téléphone. Elles ont appelé chaque agence en Amérique du Nord, résolues à sauver la famille de cette femme. Finalement, avec l’aide de personnes-ressources du gouvernement américain, Timea et sa collègue ont réussi à obtenir un refuge pour la famille, loin des oncles.
À quatre heures du matin, elles ont rappelé la femme. Elles ont entendu le soulagement dans sa voix fatiguée lorsque Timea lui a annoncé que sa famille était en sécurité.
« J’ai senti que tout est possible. Si on abandonne, on n’a plus aucune chance. »
Timea n’abandonne jamais — même lorsque cela fait mal.
Tous les jours, elle entend des histoires qu’elle ne connait que trop bien — des histoires qui lui rappellent les trois mois qu’elle a passés à Toronto, travaillant pour payer une dette inexistante.
Des moments comme ceux-là sont des moments « déclencheurs » dont Timea Nagy a appris à se servir.
« Ils vous montrent quelle autre blessure vous devez guérir. Ainsi, lorsque j’ai entrepris ce travail, j’accueillais avec empressement ces moments déclencheurs parce que je me disais que s’il me restait quelque autre blessure à guérir, ils m’aideraient à le faire. »
Il y a encore des fois, admet-elle, où elle doit s’éloigner pour pleurer jusqu’à ce que ça ne fasse plus mal.
Ces moments sont devenus plus faciles grâce à quelques mots tout simples : « Ce n’est pas ta faute. » Elle n’y a pas toujours cru.
Elle avait répété ces mots à d’autres durant des mois. Un jour, une amie lui a fait remarquer qu’elle se reprochait encore ce qui lui était arrivé alors qu’elle ne comprenait même pas à l’époque ce qu’était la traite de personnes.
« Alors s’est amorcé un tout autre processus de guérison. Il se poursuit toujours », ajoute-t-elle.
Timea Nagy a l’impression maintenant qu’elle est plus apte à aider les femmes à retrouver leur estime de soi.
« Je ne peux plus cacher mon passé, et c’est pourquoi j’en parle. C'est une question d’amour-propre. Aimez-vous pour qui vous êtes, et non pour ce que vous croyez que les gens veulent aimer en vous. Je me suis donc acceptée comme je suis, avec mon passé. Si je suis reconnue pour mon passé, eh bien, qu’il en soit ainsi. »* Toutes les citations sont traduites librement.« Cette dame d’environ 70 ans est venue vers moi. Elle pleurait à chaudes larmes. C’est à peine si elle arrivait à parler. Je l’ai serrée longuement contre moi. Tout en essayant de reprendre son souffle, elle m’a chuchoté à l’oreille : “Je n’aurais jamais pensé que quelqu’un d’autre aurait vécu la même chose que moi… Je pensais que j’emporterais ce secret dans ma tombe.” »
« Lorsque j’ai commencé, je voulais juste être là pour les filles, une fille à la fois. Et je le veux encore. Mais j’ai compris que nous devons trouver la cause profonde et nous y attaquer. Pour moi, maintenant, la traite de personnes, c’est beaucoup plus qu’une victime. »
« Je me sens forte maintenant parce que je sais qui je suis. Je m’aime pour qui je suis. J’ai confiance en moi comme femme. Je suis donc capable de me tourner vers le passé et de reconnaitre toute la violence et toutes les choses qui me sont arrivées pour ce qu’elles sont. »